Par Michel Abdallah Grimbert
L’expression « La Maison du Prophète de Dieu » caractérise un ensemble très vaste et complet de réalités qui, en vérité, reflètent la propre réalité du Prophète de Dieu, qui se trouve, comme nous l’avons déjà remarqué, en adéquation avec tous les mondes que recouvrent sa présence miséricordieuse, comme le lui accorde le Texte sacré : (Qorân XXI 107) « Nous t’avons seulement envoyé comme une miséricorde pour les mondes. ». Le sujet abordé ici comporte essentiellement un rapport direct et éminent avec la constitution et l’évolution de l’Ummat ; jusque dans ce qui apparaîtra comme ses lignes de fractures : entre les « Gens de la Sunnah » : sunnisme, les « Sortants du Compromis de la bataille du Chameau » : kharijisme et les « Partisans de ‘Alî » : chî’isme.
A cet égard, il est utile de préciser que le terme « Maison : Bayt » est employé dans le Qorân selon 2 occurrences. D’une part à propos de la Maison sacrée à la Mecque, la Ka’abat : « Bayt Allâh » qui est la Maison antique (immémoriale) : « al-Bayt al-‘atîq » objet du Pèlerinage tant extérieur, ouvert à tous selon la Voie large de la Sharî’ah1, qu’intérieur : « al-Bayt al-ma’mûr »2 qui exige le détachement préalable de ce monde selon la Voie étroite de la Tarîqah3. Et d’autre part ce terme est employé à propos des Gens de la Maison : « Ahl al-Bayt »4 ; cette dernière expression concernant d’une part, en premier lieu, sa noble Lignée : Âla5, qui est très spécifiquement son Ascendance depuis Adam par Ismaël le fils d’Abraham; et d’autre part, deuxièmement plus précisément, sa « Famille » entendue, comprise comme « Modèle excellent : uswatun hasanatun 6» en vue de la constitution et de la perpétuation de l’Ummat sur la base des critères universels liés à la Foi et ne dépendant donc d’aucune considération extérieure de rang ou de race ; conformément au modèle islamique. Famille qui ainsi s’étend jusqu’au cas emblématique du Compagnon Salmân le Perse et de tous ceux qui, de son temps et plus tard jusqu’à la Fin des Temps, sont rattachés spirituellement à lui et constitue donc sa véritable Descendance, c’est à dire sa « Famille » ; bien au-delà donc des seuls Shurafâ’ et de la position restrictive représentée, en l’occurrence, par le Chî’isme7. Le Prophète Mohammed, en effet, n’ayant pas privilégié dans ses recommandations, quant à sa succession, sa « Lignée » prophétique : Âla, dont il est le Sceau et qui donc clos le champ de cet aspect, sur sa « Famille » spirituelle dont il est, comme nous l’avons vu, le « parangon8 » ; laissant libre et ouverte, ainsi, l’intégration spirituelle des générations successives de croyants, à celle-ci, selon le seul mérite de la Proximité divine : Walâya ; accessible, quant à elle, jusqu’à la Fin des Temps.
Les épouses du Prophète de Dieu, pour les croyants, sont appelées : « Mères des Croyants » selon le verset coranique en XXXIII 6 où il est dit « Le Prophète est plus proches des croyants qu’ils ne le sont les uns des autres ; ses épouses sont leurs Mères ». Ce qui confirmait la situation pérennisée par Sayydatinâ Khadîdja. Epouses avec lesquelles, par conséquent, les croyants ne pouvaient envisager de se marier. Après le décès de Khadîdja le Prophète se remaria, ce qu’un verset coranique l’autorisa à pratiquer : (XXXIII 50) « Ô toi le Prophète ! Nous avons déclaré licites pour toi… (Suit une énumération conforme aux mœurs du temps)… ainsi que toute femme croyante qui se serait donnée au Prophète, pourvu que le Prophète ait voulu l’épouser. Ceci est un privilège qui t’est accordé, à l’exclusion des autres croyants. » Harem qui donc, en vérité, était une émanation, une expression de la personne de Lalla Khadîdja qui avait ouvert au Prophète de Dieu le champ complet de la réalité féminine ; et qui, au-delà de sa présence terrestre, devenait, en quelque sorte, la garante de l’unité du Harem9.
Et ce fût soit par nécessité, en vue de tenir son foyer : tel fût le cas avec Sawdah ; soit par affinités personnelles : tant avec ‘Aïchâ’ la fille de son Compagnon Abu Bakr qui la lui avait destinée10, qu’avec Zaynab bint Jahsh après avoir été l’épouse de son fils adoptif Zayd11; soit par générosité auprès des veuves isolées et sans ressources, de ses Compagnons morts au combat ; soit par la nécessité d’alliances politiques que ces 11 mariages s’accomplirent dans le temps. Onze unions, en effet, exprimèrent cette réalité, et devinrent source d’enseignements pour la Communauté musulmane en formation. La succession de ces différentes unions tant pour des raisons privées, de générosité à l’égard de compagnons morts au combat que d’alliances à caractère politique, est la suivante : Sawdah veuve, persécutée pour ses croyances qui vint s’occuper de la maison et des enfants après le décès de Khadîdja; ‘Aïchâ’ la « Mère des Croyants », bint Abû Bakr ; Hafsah bint ‘Umar ibn al-Khattâb qui savait lire et écrire et à ce titre eut un rôle important dans l’établissement de la Vulgate coranique au temps de ‘Uthmân ibn ‘Affân ; Zaynab bint Khuzaymah veuve d’un combattant mort à Badr, surnommée « Umm al-masâkîn » ; Umm Salâmah veuve d’un combattant mort à Uhud ; Zaynab bint Jahsh divorcée de son fils adoptif Zayd (Qorân XXXIII 37) ; Juwayriyyah convertie, bint Harith ; Umm Habîbah fille d’Abû Sufyân chef des Mecquois ; Safiyyah juive convertie, bint Kinanah ; Maymunah veuve, sœur de ‘Abbâs l’interprète du Qorân; enfin Rayhana juive convertie à l’Islâm et Maria d’origine copte, gardèrent leur statut de concubines alors même que le Prophète leur avait proposé le lien du mariage.
Un verset vint alors qui imposa au Prophète d’aligner sa Maison sur les règles édictées par Dieu pour sa Communauté, limitant le nombre des épouses à 4 :(XXXIII 52) « Il ne t’est plus permis de changer d’épouse ni de prendre d’autres femmes… même si tu es charmé par la beauté de certaines d’entre elles. » Il proposa alors à ses épouses qui, à ce moment étaient au nombre de 9, dont deux concubines : Rayhâna d’origine juive et Marya la Copte, auxquelles il avait proposé le mariage, de leur rendre, dans des conditions équitables et généreuses, leur liberté : aucune ne souhaita se séparer de lui.
Il faut ici préciser que le Harem, fut alors dominé, bien que très jeune, par la forte personnalité aux multiples facettes, de ‘Âïcha’ la Mère des croyants qui, par des dispositions personnelles étonnantes, recueillit, transmit et fut à la fois savante et connaissante dans l’ordre du Hadîth. Elle possédait incontestablement à un degré sublime la qualité de « fityat » (masc. fatâ12) qui la rendait apte à répondre avec compétence et discernement aux questions d’ordre théologico-juridiques. Et ce, même dans l’ordre des affaires domestiques où elle régnait, ‘Âïchat la Mère des croyants, épouse préférée du Prophète de Dieu, avait pour habitude, par exemple, d’après ce que rapporte Ibn Sa’d, de répondre à ceux qui demandaient : quelle sorte d’homme était et, de fait, avait toujours été, le Prophète de Dieu chez lui : « Il agit comme un homme ordinaire. Il balaie le sol de la maison, ravaude lui-même ses vêtements et répare ses sandales. C’est lui qui donne à boire aux chameaux et qui trait les chèvres ; il aide les serviteurs dans leur travail et mange avec eux. Si nous avons besoin de quelque chose au marché, c’est lui qui y va. Tout malade avait habituellement droit à sa visite et il figurait parmi les gens endeuillés suivant un cercueil dans la rue. Et si un esclave l’invitait à dîner il répondait à l’invitation. »
Une autre femme de la Maison du Prophète de Dieu devait porter, tout particulièrement, la charge de la transmission de la lignée (Âla), il s’agit de sa fille Fâtimah, épouse de ‘Alî ibn Abî Tâlib, le futur 4ème Calife, et mère de al-Hasan et al-Husayn qui ne purent accéder, comme on le sait, que très brièvement au Califat et sont à l’origine de la lignée chî’ite.
1 Qorân II 125-127 ; XXII 26, 29 et 33.
2 Qorân LII 4, et se référer à Charles-André Gilis, chap. IV « La Kaaba primordiale » de « La Doctrine initiatique du Pèlerinage à la Maison d’Allâh » Eds de l’Œuvre.
3 Qorân III 96-97 et note 85.
4 Qorân XI 73 et XXXIII 33
5 Ce terme est notamment employé à propos de la Sourate III « La Famille d’ ‘Imrân », dénommée : « Âla ‘Imrân ».
6 Qorân XXXIII 21.
7 Notre compréhension, ici, va plus loin et se trouve être plus ample que les précieuses indications et appréciations apportées par Claude Addas, à partir de Ibn ‘Arabî, au chap. 8 de son ouvrage « La Maison muhammadienne » Eds Gallimard. Le Chî’isme, à cet égard, pouvant être comparé à l’aspect ethnocentrique de la religion des Fils d’Israël.
8 Par l’emploi de ce terme le Professeur Jacques Berque fait montre d’une affinité très subtile avec la langue arabe, reçue par lui comme un nouveau-né reçoit le lait maternel, et traduit le terme « uswatun » qui veut dire exemple, modèle, par « parangon », dont l’étymologie très riche comporte l’ensemble des significations symboliques suivantes, conformes à la personnalité du Prophète de Dieu : pierre de touche (latin), pierre à aiguiser (grec), en joaillerie : perle ou diamant sans défaut, et précieux marbre noir de Grèce ou d’Egypte.
9 Fatima Mernissi « Le Harem politique : Le Prophète et les femmes » Eds Complexe ; Magali Morsy : “Les femmes du Prophète” Mercure de France ; Annemarie Schimmel : « L’Islam au féminin » Eds Albin Michel; et Wiebke Walther « Femmes en Islam » Eds Sindbad.
10 Geneviève Chauvel : « Aïcha, la bien-aimée du Prophète » Eds Le Livre de Poche ; Kurt Frischler : « Aïcha, Epouse favorite de Mahomet » Eds Gallimard.
11 Il s’agit de l’épisode fameux où le Prophète se rendant chez Zayd son fils adoptif qui était absent, malgré lui se trouva en situation de voir sa femme Zaynab, venue lui ouvrir ; et fut alors transporté par la beauté de celle-ci. L’embarras qui en résultat fut résolu par un divorce puis par un mariage régulier qu’un verset coranique (XXXIII 35) légalisa en autorisant le mariage avec la femme d’un fils adoptif.
12 Qorân XVIII 60