Entretien avec Faouzi Skali
Ce qui est étonnant dans les traditions du Sacré et en particulier dans le soufisme, c’est cette extraordinaire détermination pour aller à l’essentiel, en relativisant tout le reste…
Fondamentalement, tout ce qui est autre que Dieu n’est que relatif. C’est d’ailleurs ce qui est clairement exprimé dans la première partie de la profession de foi musulmane : « Lâ ilahâ illa Allâh » que l’on peut traduire par : « Il n’y a pas d’autre divinité que Dieu ». Tout commence par une négation – « Lâ ilahâ » – qui permet de se détacher de toutes les idoles que l’homme est prompt à se fabriquer et se termine par une affirmation salvatrice – « illa Allâh » – où l’Unicité divine occupe la place centrale.
Les soufis méditent-ils souvent sur ces notions ?
La méditation est omniprésente dans le soufisme et la phrase en question sert très souvent de support sous la forme d’une répétition faite un grand nombre de fois. Il s’agit là d’un exercice spirituel appelé « dhikr », ce qui signifie à la fois « rappel » et « souvenir ». C’est donc une sorte de mantra que le disciple soufi répète chaque fois d’une manière plus profonde. Il passe son temps à effacer, à affirmer, puis à effacer et à affirmer, l’affirmation se faisant de plus en plus réelle. Il efface ce qui est illusoire et il s’approche un peu plus du Réel. En fait, le soufisme incite à tout faire pour Dieu sans rien attendre en retour, ni récompense, ni peur des châtiments. Toujours agir pour Dieu, pour le « Visage » de Dieu. Nos actions et nos états n’ont aucune importance en eux-mêmes si ce n’est parfois de constituer des moyens qui sont mis sur notre route pour nous aider à atteindre le but : c’est pour cela que Dieu est le Réel, la seule Réalité. Tout le reste à quelque degré auquel il puisse se situer reste relatif.
Est-ce qu’il y a un travail qui est fait par le maître sur son disciple pour le décomplexer ou un travail fait sur son énergie pour la faire descendre dans les profondeurs de l’inconscient ; afin non seulement d’atteindre le but ultime, mais aussi de l’incarner de plus en plus en tant qu’Homme ?
Dans le soufisme, la chose essentielle pour tout aspirant est la rencontre avec un maître authentique, apte à donner un enseignement spirituel adapté à la quête de cet aspirant. Tout peut se résumer à cela. Ensuite, les techniques et les supports vont dépendre simplement de la façon dont procède ce guide. Celui-ci est doté d’une « coloration » spirituelle qui lui est propre et qui va orienter la façon dont il initie ses disciples. Il transmet l’autorisation, la permission à ses disciples de faire tel ou tel type de pratique, et notamment du dhikr. Cette autorisation a une vertu particulière car le maître dispose de l’ « énergie » qui vivifie les pratiques et leur donne une opérativité sans commune mesure avec une pratique effectuée sans guidance, de façon solitaire. Il se produit ainsi un processus d’illumination au niveau du cœur du disciple.
Pour moi, ceci est semblable sur un plan microcosmique à ce qui a été sur le plan de l’univers entier : « Que la Lumière soit et la Lumière fut ! ». Ce « fiat lux » est l’ordre, la vibration donnée au cosmos en dehors du temps. De même, le principe de transformation de la psyché humaine est lié à une illumination intérieure. Cependant, l’équilibre psychologique est toujours fragile de sorte que le dhikr peut se révéler dangereux s’il est accompli sans discernement. Il peut alors être le véhicule d’influences qui risquent vraiment de porter préjudice à l’intégrité psychologique de l’individu.
De quel danger voulez vous parlez ?
Le danger est de faire le dhikr sans l’avoir reçu d’une personne autorisée à le transmettre, et donc sans qu’il y ait possibilité de ce « fiat lux ». Qu’est-ce qui se passe alors dans ce cas là ? Aiguillonnée par la pratique, la conscience « descend » dans des régions profondes de l’être, mais sans disposer de la « lumière » reçue avec un dhikr autorisé. L’aspirant qui s’aventure sur ce chemin se trouve alors face à des situations ou à des « attaques » psychiques qui peuvent complètement le déstructurer car il a éveillé en lui des « forces » qu’il n’est absolument pas capable de contrôler.
Y a-t-il un dhikr spécifique pour chaque personne ?
Le guide donne la modalité de dhikr qu’il juge correspondre à telle ou telle personne. Cette modalité est ensuite ajustée selon les changements intérieurs intervenant chez le disciple. Le dhikr devient alors le canal, le véhicule d’une lumière qui transforme de façon indicible l’état de conscience. Plus le disciple s’imprègne du dhikr, plus il ressent en lui ces vibrations lumineuses qui l’éclairent au cours du voyage dans les profondeurs de l’être. A chaque niveau de réalisation de l’être, cette lumière participe de l’éveil du cœur du disciple.
Ce que vous évoquez est-il à rapprocher de la matière humaine, la « pâte humaine » au sens le plus universel du terme ?
Oui, je pense qu’il y a en chacun de nous des paliers ou des degrés très nombreux, depuis ce qui est individuel jusqu’à ce qui est supra-individuel, depuis les zones d’ombre jusqu’à des états d’une grande clarté. Toute cette matière est vraiment extraordinaire, elle est sans fond et mérite d’être explorée avec finesse et discernement.
Il semble qu’il y ait là une grande connaissance de l’homme dans la globalité de ses potentialités, y compris des mécanismes psychologiques, des « ruses » de l’âme…
Absolument. Nous parlions précédemment de la « nafs » : c’est en effet elle qui s’oppose à nos aspirations vers la liberté inconditionnelle de l’être. En effet, par sa nature même, elle se plaît à tout ramener au niveau de l’individualité en coupant tout lien avec une dimension transcendante. Son but est de rester coûte que coûte aux commandes des décisions que l’on prend au quotidien. Elle est prête à utiliser toutes les ruses, toutes les manigances pour cela… Il s’agit donc bien d’un grand combat qui se joue dans l’intimité de chacun.
Est-ce qu’à un certain moment le disciple peut faire l’expérience un peu cruelle de la solitude ? Ou au contraire est-ce que le fait d’être proche d’un maître enlève tout sentiment de solitude ?
Quand l’énergie du maître « éclaire » l’intériorité du disciple, un dialogue naît à partir de cette expérience. Il y a là en fait une telle complicité que seul un langage allusif parvient à évoquer ce dont il s’agit : le guide fait passer au disciple des messages d’une façon subtile à travers une simple allusion ou même un seul regard. L’expérience que vit le disciple l’amène à saisir ce langage et à entrer dans une forme de communication toujours plus subtile et plus intime. Ce point de contact joue le rôle d’un révélateur et le disciple peut se retrouver seul avec lui-même au point d’en ressentir une certaine douleur. Mais comme il s’agit d’un processus de transformation, les ressentis ne sont pas figés et sont nourris par une présence lumineuse toujours plus grande. Le disciple perçoit alors une guidance intérieure profondément libératrice d’où jaillissent des intuitions qui échappent au strict contrôle du mental. Au lieu de prendre les choses de façon purement analytique, le disciple est amené à saisir chaque situation de tout son être.
Ainsi, ce qui pouvait paraître sombre ou négatif dans un état illusoire de séparation n’est plus rien de tout cela dès lors que la Présence divine a pénétré la conscience. Tout ce qui peut apparaître comme peur, angoisse, rejet, haine ne sont que l’effet du mental qui se « crispe » devant la vague d’Amour qui enveloppe toute chose…
Une telle mise en situation peut-elle être comparée à la psychanalyse ?
En fait, il ne s’agit pas du tout du même registre. La psychanalyse ne constitue pas en tant que telle une voie spirituelle puisque le processus d’illumination intérieure est absent. Dans l’approche soufie, chacun essaie de comprendre ce qui se passe en lui pas simplement avec les facultés cérébrales ou émotionnelles – qu’elles soient conscientes ou inconscientes – mais avant tout à partir de l’éveil à une faculté intime qui transcende la simple analyse. Et cet éveil relève fondamentalement de la Grâce, même si le travail sur soi a son importance.
Un maître soufi n’est-il pas finalement une sorte de « prophète » de l’intériorité ?
Dans l’islam, le mot « prophète » signifie un « envoyé de Dieu », tel le prophète de l’islam, qui a la fonction précise d’instaurer un nouveau cadre destiné à une communauté d’hommes ou à l’humanité toute entière. En effet, toutes les fonctions spirituelles ne sont pas identiques et il faut faire une distinction entre un prophète qui apporte une nouvelle Loi et un maître spirituel qui propose un enseignement dans le cadre d’une Loi existante.
Pour les soufis, est-il attendu d’autres prophètes après la venue de Muhammad ?
Si Muhammad a dit qu’il n’y aurait pas d’autres prophètes après lui, il entendait par là qu’il n’y aurait plus personne qui viendrait apporter une Loi nouvelle avant la fin de ce cycle de l’humanité. Moïse a rapporté du Sinaï une première Loi, Jésus est ensuite venu en ayant l’autorisation et la fonction de pouvoir adoucir la loi mosaïque et d’y apporter quelques changements. Le prophète de l’islam est venu à son tour promulguer une autre Loi qui marque la fin du cycle des Lois révélées. Ceci ferme la « porte » de la révélation d’une nouvelle Loi divine, mais ne scelle pas pour autant la « porte » de la réalisation spirituelle au sein de la tradition ultime.
Il ne faut pas oublier que Jésus est attendu par les musulmans pour clore le cycle actuel. Il ne viendra cependant pas apporter une Loi nouvelle, sa venue n’abolissant pas la dernière Loi révélée par Muhammad. Tout en s’inscrivant dans cette Loi, sa tâche sera de lui donner toute sa signification spirituelle au moment où celle-ci sera sur le point d’être perdue.
Ces précisions eschatologiques sont-elles avérées par des données scripturaires ?
Oui, dans un certain nombre de hadîths, il est question du retour de Jésus à la fin des temps. Jésus est considéré, dans la perspective musulmane, comme s’inscrivant dans une lignée de prophètes et le premier d’entre eux fut Adam. Ainsi, l’islam confirme la validité des messages antérieurs à lui et présente le but de sa mission comme étant leur intégration en une synthèse finale.
Propos initialement recueillis en 1986 par Robert Faure et Daniel Bessaignet et complétés en 2013 par la rédaction de www.soufisme.org.