Le samâ’ ou « audition spirituelle » remonte au temps de l’émigration du Prophète Muhammad de la Mecque à Médine où il fut accueilli par un chant à sa gloire : « La pleine lune s’est levé sur nous… ». L’écoute de voix harmonieuses, de poèmes ou de mélodies bien rythmées procurent à toutes les créatures un très grand plaisir et une grande diversité d’émotions, selon le tempérament et les dispositions de chacun. Le Prophète Muhammad recommandait d’ailleurs à ceux qui avaient une belle voix de réciter le Coran : « Embellissez vos voix en récitant le Coran à voix haute ! » Aussi, l’audition de la Parole d’Allâh est-elle la plus profitable à l’esprit et la plus agréable à l’oreille, à tel point que les Quraych, pourtant hostiles à l’appel de l’islam, avaient l’habitude de venir secrètement la nuit pour écouter le Prophète réciter le Coran. Même Abû Jahl (mort en 624), l’un des plus farouches opposants au message porté par Muhammad, eut cette parole : « Je suis sûr que ce ne sont pas là les paroles d’un être créé. »
Eveil des cœurs et expression spirituelle
Porteur d’un souffle spirituel puissant, le sama’ est rapidement devenu une modalité particulière de l’invocation divine, notamment au sein des confréries soufies. D’ailleurs, le samâ’ est souvent précédé d’une séance de dhikr. Dhû-l-Nûn al-Misrî (796-859) a dit à ce propos : « Le samâ’ est une véritable inspiration qui meut le cœur vers la vérité. Il doit être écouté en esprit en vue d’approcher la vérité, car celui qui l’écoute avec son âme charnelle (nafs) tombe dans l’hérésie. » De même, Sarî Saqatî (mort en 867) a dit : « Le samâ’ émeut et vivifie ce qui est dans le cœur. »
La question du caractère licite du samâ’ ou de l’audition des poèmes se résout en ces termes : il y a ceux qui saisissent les significations subtiles (ahl-i ma’nî) et les allusions spirituelles en manifestant une émotion extatique (wajd), pouvant être associée à une sorte d’agitation extérieure du fait de leur vision de la Présence divine. Puis, il y a ceux qui n’écoutent et ne perçoivent que les sons dans leur expression physique sans tirer aucun profit du samâ’. C’est pourquoi chacun en tire une nourriture selon son état et sa prédisposition (ou son degré intérieur). En ce sens, un soufi a pu dire : « L’audition est comme le soleil qui brille sur tous les êtres, et qui les transforme selon leurs états et la pureté de leur cœur. » Les poèmes chantés (qasîda, sing. qasâ’ïd) durant les séances de samâ’ véhiculent et communiquent à ceux qui les écoutent des significations subtiles et une aspiration spirituelle (himma) qui éveillent les cœurs et orientent les esprits vers la Source divine.
Que l’on ne s’y trompe pas, les techniques respiratoires et les rythmes extatiques qui sont mis en œuvre durant le samâ’ ne sont que des moyens ou des soutiens extérieurs en vue de placer les participants dans une disposition favorable à la réception de l’influence spirituelle propre au samâ’. Le but de telles séances est toujours de se rapprocher d’Allâh et c’est pourquoi le samâ’ est donc bien tout autre chose qu’une danse profane
Etats spirituels, extase et samâ’
L’influence spirituelle qui agit sur le cœur des auditeurs durant le samâ’, se traduisant par des états de joie ou de tristesse, de contentement ou de chagrin, par une forte sensation de chaleur ou une douce brûlure, correspond à ce que les soufis appellent « l’émotion extatique » (wajd) ou le ravissement (jadhb). Celui-ci peut être accompagné de cris ou de pleurs ou de tout autre mouvement du corps. Les soufis ont légitimé ce phénomène à l’appui de la Révélation : « Et lorsqu’ils écoutent ce qui est révélé au Prophète, tu vois leurs yeux fondre en larmes en raison de ce qu’ils réalisent de la Vérité » (Coran V, 83). Abû Najib Suhrawardî (1097-1168) rapporte que, d’après la tradition, le Prophète poussa un cri lorsqu’il entendit le verset suivant : « Nous aurons pour eux de lourdes chaînes et un brasier ardent. » (LXXIII, 12). De même, il pleura alors qu’un compagnon récitait le verset : « Que feront-ils quand Nous ferons venir de chaque communauté un témoin et que Nous te ferons venir comme témoin contre eux ? » (IV, 41).
Ceux qui rejettent le samâ’ comme une pratique qui serait blâmable, montrent qu’ils sont ignorants car les flèches de l’Amour divin ne les ont pas atteints. En effet, ce qui survient dans le cœur durant le samâ’ relève d’une certaine intelligibilité (ma’nâ) sans qu’aucun effort ne soit nécessaire. Ceci se traduit sur les organes externes par des mouvements cadencés, par la danse extatique et toutes sortes de gestes, parfois inattendus. Tout provient en fait des états intérieurs (ahwal), des effets de l’amour et de l’ivresse spirituelle. Durant le samâ’, les cœurs sont exposés au rayonnement des Lumières divines : ils sont alors comme visités par la douceur et la suavité de l’émotion extatique à tel point qu’ils en perdent les sens en s’anéantissant dans le jardin de la Présence divine. C’est ainsi que Junayd (830-909) a pu dire : « Mon extase, c’est que je m’absente de l’existence grâce à ce qui se montre à moi de la Présence. »
L’état d’ivresse qui caractérise alors l’extase durant le samâ’ est comme une submersion et un oubli de soi-même dont l’aboutissement est l’extinction dans la Présence divine. Le « ravissement extatique » est l’expérience même de la rencontre avec le Bien-aimé, et il est toujours un don octroyé par Allâh à Son serviteur lorsqu’Il l’aime et lui accorde la faveur de la vision intérieure. Aussi, toute voie spirituelle authentique conduit à une telle expérience. C’est la raison pour laquelle la plupart des confréries pratiquent le samâ’ : celui-ci est introduit le plus souvent par la lecture de versets coraniques, puis s’ouvre par un prélude vocal (mawal) où un chanteur se livre à une improvisation par ailleurs codifiée. Suivent les poèmes soufis ou les louanges en l’honneur du Prophète chantés par un groupe dédié (mussamin) ou par l’assemblée toute entière. Enfin, le samâ’ s’achève comme il a commencé, par la récitation du Coran.
Les règles du samâ’
A l’instar de toute pratique spirituelle, le samâ’ a ses propres règles. Celles-ci sont mentionnées dans les ouvrages soufis traitant des « convenances spirituelles » (al-adhab). On y voit que « l’audition mystique » est un remède pour les âmes, une nourriture pour les cœurs et un soutien pour les plus faibles. C’est pourquoi certains maîtres assistent en personne au samâ’ et ne cessent de danser jusqu’au terme de l’audition. Par contre, les mêmes maîtres mettent en garde ceux qui participent au samâ’pour des motifs autres que le désir de s’approcher d’Allâh selon l’observance des règles requises. Un soufi a d’ailleurs dit à ce propos : « Le samâ’ est une pierre glissante sur laquelle seul le pied de celui qui est connaissant peut tenir fermement. »
Parmi les règles du samâ’, on peut noter les suivantes : il s’agit d’écouter avec attention et concentration dans le but de vivifier son aspiration et son orientation vers la Face divine avec le comportement qu’exige l’audition spirituelle ; il n’est pas souhaitable de se rendre au samâ’dans le seul but de se distraire ou de rechercher l’extase pour elle-même, de simuler celle-ci et de se mettre à danser à n’importe quel moment. Ibn Nujayd (mort en 976) a dit : « Commettre une faute durant le samâ’ est pire que de calomnier quelqu’un durant des années ». Il est cependant admis de rechercher l’extase (tawâjud) et d’en répéter les gestes lorsqu’il s’agit de répondre à un état intérieur (hâl). C’est là un remède pour l’âme. De même, il est recommandé de simuler les attitudes de l’extase, lorsque cette simulation est effectuée dans le but de se conformer et de suivre ceux qui sont en extase. La légitimité de la simulation, lorsque l’intention est pure, se fonde sur la parole prophétique : « Si vous ne pleurez pas, efforcez-vous de pleurer ! ». Enfin, il faut éloigner les négligents et ceux qui ne montrent pas une réelle disposition pour l’audition car ils font perdre conscience de la valeur du samâ’ et de l’Illumination divine qui lui est inhérent. Et il en est de l’extase comme de tous les dons : sa source est dans Allâh.
de Daniel Roussange