Il est bien connu que l’invocation (dhikr) constitue une pratique spirituelle centrale dans le soufisme : c’est par l’invocation orientée vers Dieu que le cœur du disciple se purifie et s’illumine. Le dhikr est transmis par le sheykh vivant, médecin des cœurs. Il est essentiel de bien comprendre que, dans une voie initiatique, ce travail de purification du cœur est pleinement opératif par la grâce du « idhn » (autorisation) dont l’invocation est revêtue. Une invocation transmise avec le idhn est en effet porteuse d’une charge spirituelle et lumineuse qui permet que s’établisse une relation, un lien subtil, entre le cœur du maitre et le cœur du disciple. C’est par la bénédiction de cette « charge » que le guide transmet son influence spirituelle (« madad »), son secret (« sirr ») à ses disciples. La vertu transformatrice provient donc essentiellement du « idhn », et non pas de l’invocation en elle-même. A l’inverse, la pratique assidue d’une invocation sans autorisation pourrait à terme se révéler comme étant une cause possible de déséquilibre psychologique pour la personne qui l’effectue. Invoquer, c’est réveiller des énergies divines très puissantes, qu’il faut pouvoir intégrer. Invoquer assidument sans autorisation, ce serait un peu comme pénétrer dans un pays étranger sans passeport : la police des frontières surveille, et risque de nous expulser sans ménagement : autrement dit, chaque dhikr a ses gardiens.

Il existe par ailleurs 2 modalités complémentaires de transmission du « idhn » :

-L’autorisation est transmise de manière extérieure et explicite par un maitre vivant à l’un de ses disciples (voire plusieurs dans certains cas, ou aucun…). On peut préciser que la formalisation de cette transmission dans un document écrit (ijaza) n’est pas une condition indispensable, l’essentiel étant que ce idhn ait été clairement formulé.

-Cette autorisation est également confirmée directement et intérieurement dans le cœur de celui qui en hérite et en devient le dépositaire. Pour illustrer cette idée, nous ne trouvons pas mieux que de reproduire ici un extrait très significatif d’une des lettres du sheykh Moulay al Arabi ad Darqawi : le Sheykh raconte que son maitre lui avait transmis l’autorisation d’enseigner et d’éduquer des disciples. Puis, écrit-il « Par la suite, mon âme désira recevoir l’autorisation de Dieu même et de Son Envoyé (que Dieu le bénisse et lui donne la paix). J’y aspirais avec beaucoup de ferveur. Or, lorsqu’un jour je me trouvais en un lieu solitaire au milieu de la forêt, et que j’étais plongé et abimé dans une extrême ivresse spirituelle, et en même temps dans une extrême sobriété, avec une grande puissance dans l’un et l’autre état, j’entendis soudainement cette parole jaillir du tréfonds de mon cœur : « Incite-les au souvenir (dhikr), car le souvenir profite aux croyants » (Coran LI, 54). Alors, mon cœur se calma et se reposa, car j’eus la certitude que ce discours m’était adressé par Dieu et Son Prophète (que Dieu le bénisse et lui donne la paix)…Dès que cette autorisation me fut donnée, les croyants vinrent vers moi, et dès l’instant où nous les vîmes et qu’ils me virent, ils se souvinrent de Dieu et nous nous en souvînmes, et nous profitâmes d’eux comme ils profitèrent de nous, et il advint ce qu’il advint en fait de faveurs, de secrets, de vertus, de bénédictions et d’aides divines. ».*

*Extrait des « lettres d’un maitre soufi », trad. T. Burckhardt, éd. Arché

La notion d’autorisation (idhn), dans le Coran 

Le Prophète n’est prophète qu’en vertu de l’autorisation divine :

  • IV 64 : « Nous n’avons envoyé un Prophète que pour qu’il soit obéi, avec la permission de Dieu. Si les gens qui se sont fait tort à eux-mêmes venaient à toi en implorant le pardon de Dieu et si la Prophète demandait pardon pour eux, ils trouveraient sûrement Dieu prêt à revenir vers eux et à leur faire miséricorde. »

Le Prophète n’agit qu’en vertu de l’autorisation divine :

  • XIII 38 : « … Il n’appartient pas à un Prophète d’apporter un Signe, si ce n’est avec la permission de Dieu. Un Livre a été envoyé pour chaque époque bien déterminée. »

Nulle intercession n’est possible auprès de Dieu, sans Son autorisation :

  • II 255 (Ayât al-Kursî) : « … Qui intercédera auprès de Lui sans sa permission ( man dha alladhî yashfa’u ‘indahu illâ bi idhnihi) ? »
  • X 3 : « … Il n’y a d’intercesseur qu’avec Sa permission… »
  • XXXIV 23 : « Nulle intercession (shafâ’at) ne sera utile devant Dieu à part l’intercession pour la personne en faveur de laquelle Il l’aura permise (adhina lahu). »

Cette notion d’autorisation divine vaut pour tous les prophètes, notamment pour Jésus :

  • V 110 «Dieu dit : Ô Jésus Fils de Marie ! Rappelle-toi mes bienfaits à ton égard et à celui de ta mère. Je t’ai fortifié par l’Esprit de sainteté. Dès le berceau, tu parlais aux hommes comme un vieillard. Je t’ai enseigné le Livre, la Sagesse, la Tawrâh et Al-Injîl. Tu crées, de terre (Tîn), une forme d’oiseau – avec ma permission (bi Idhnî) – Tu souffles en elle, et elle est : oiseau – avec ma permission -. Tu guéris le muet et le lépreux – avec ma permission -, Tu ressuscites les morts – avec ma permission – … »

Elle vaut également pour les compagnons du Prophète (PSL) :

  • XLIX 7 : « Sachez que le Prophète de Dieu est parmi vous. Si, en de nombreux cas, il vous obéissait, vous vous trouveriez dans de grandes difficultés. Mais Dieu vous a fait aimer la Foi ; Il l’a fait paraître belle à vos cœurs, tandis qu’Il vous a fait détester l’incrédulité, la perversité et la désobéissance ; tels sont ceux qui sont bien dirigés. »
  • XXIV 62 : « Seuls sont croyants ceux qui croient en Dieu et en son Prophète. Lorsqu’ils sont avec lui pour une affaire qui les réunit, ils ne se retirent pas avant de ne lui en avoir demandé la permission (yasta’dhinûhu). Ceux qui te demandent cette permission (yasta’dhinûnaka), voilà ceux qui croient en Dieu et en son Prophète. S’ils te demandent la permission (fa’dhan) d’entrer pour une affaire personnelle, accorde là à qui tu veux… »