Entretien avec Faouzi Skali
Les écrits traditionnels soufis parlent de la « voie du cœur ». Quelle est sa réalité selon vous ?
Ici, le cœur ne désigne pas seulement le cœur organique, mais avant tout le centre subtil de l’être, celui qui a la faculté de recevoir la Connaissance divine. Ceci est à rapprocher du hadith dans lequel Dieu s’exprime en ces termes : « Ni Mon ciel, ni Ma terre ne peuvent Me contenir, mais Je suis tout entier contenu dans le cœur de Mon serviteur. ». Pour désigner ce processus d’accès à la Connaissance, les soufis évoquent l’ouverture de l’« œil du cœur ». Il s’agit du développement de l’intelligence du cœur, capable de discernement sous un mode intuitif alors que le mental, le cœur et le domaine spirituel sont généralement envisagés séparément.
La tradition coranique insiste sur la présence de « signes », tous les événements se traduisant par autant de signes. Par exemple, le jour et la nuit sont des signes, la fécondation et le développement de l’embryon sont d’autres signes. Le cœur sera alors le lieu où la méditation de ces signes va permettre d’en pénétrer les sens les plus profonds.
De quel type de signes s’agit-il ?
Les signes de la Présence divine. Toute manifestation est signe et il n’est pas une seule manifestation qui ne soit pas un signe. Pour faire comprendre de quoi il s’agit, prenons l’analogie avec la lecture d’une écriture. Ce qui importe dans la lecture, ce ne sont pas les lettres en elles-mêmes, mais le sens qui transparaît derrière l’assemblage de ces lettres. Or ce sens est imprenable, indéfinissable ; il transcende les lettres prises séparément, mais il faut une « clé de lecture » pour le saisir.
Ainsi, la beauté d’une fleur, comme celle de toute manifestation sensible, sera pour les soufis un signe qui transcende infiniment cette beauté. Dans la poésie soufie, les symboles utilisés peuvent, à première vue, paraître ordinaires car simplement tirés du monde matériel, alors qu’en fait ils visent ce qui se situe bien au-delà. Les symboles ne sont que des lettres qui laissent transparaître une vérité qui les dépasse infiniment.
Si tout est signe, tout est vérité qui nous dépasse mais qui serait toutefois accessible par le cœur ?
C’est cela ; toute la création fait allusion à cette Vérité unique à travers des formes et manifestations multiples.
Comment se fait-il que deux soufis puissent avoir une interprétation différente, de toute bonne foi, d’un même événement ? Leur cœur peut-il lire un événement d’une façon totalement différente ?
Cela dépend principalement du degré de connaissance dans lequel chacun se trouve et de l’état spirituel que chacun traverse. Il y a ceux qui cheminent sur la voie et qui voient beaucoup de signes, de symboles dont ils essaient de tirer des éléments leur permettant de se rapprocher de la Vérité. Mais pour celui qui est arrivé au bout du chemin, il n’y a plus de signes : Dieu est plus proche de lui que Ses propres signes.
Celui qui est arrivé peut-il être désigné comme un maître ?
La fonction de maître et le fait d’avoir atteint un certain degré de réalisation spirituelle ne sont pas exactement les mêmes choses. En effet, il est possible d’être parfaitement réalisé spirituellement sans pour autant avoir la fonction de maître. Dans ce domaine, rien ne se détermine à partir d’une quelconque décision individuelle. On ne se dit pas un beau jour : « Il me semble que j’ai des choses à enseigner aux autres, donc je vais devenir maître ». En réalité, il y a des critères multiples à prendre en compte : appartenance à une chaîne initiatique remontant jusqu’au Prophète de l’islam, autorisation d’initier décernée par un maître authentique, confirmations transcendantes reçues personnellement. La fonction de maître est très difficile à accomplir et nul ne saurait se l’attribuer lui-même. Cela relève du transcendant, dans le vrai sens du terme.
Chez un vrai maître réalisé, il y a avant tout un legs qui est reçu : il s’agit du « idhn », c’est-à-dire l’autorisation explicite de pouvoir à son tour donner lui-même un enseignement. Pour autant, dans l’histoire du soufisme, on a connu des disciples qui avaient reçu le idhn de leur maître et qui n’ont cependant pas enseigné pendant des années, jusqu’à ce qu’ils aient reçu explicitement une confirmation intérieure. Le vrai connaissant, libéré de son ego, n’a que faire de cette fonction de « maître ». Il est pourtant dans certains cas obligé de l’assumer en vertu justement de cet « ordre » transcendant qui lui révèle que c’est bien là sa mission et qu’il ne peut l’éluder en aucune façon.
La notion d’ego est donc bien présente dans l’islam ?
Oui et elle est même centrale dans le soufisme où l’on a développé toute une classification des egos selon le degré de purification des passions charnelles : depuis l’âme tyrannique jusqu’à l’âme pacifiée en passant par l’âme qui se réprimande. Ces différents états de l’âme sont d’ailleurs cités dans le Coran, mais ce qui est le plus intéressant est que celui ou celle qui est engagée sur le chemin aura, à un moment ou à un autre, à les affronter et à les dépasser.
Comment ces états de l’âme sont-ils répertoriés dans le Coran ?
En fait, ils n’y sont pas donnés d’une façon systématique, mais simplement évoqués dans certains passages. Chaque évocation s’inscrit dans un contexte particulier. Par exemple, un verset dit : « Ô âme pacifiée, retourne auprès de ton Seigneur, satisfaite et agréée ! » (LXXXIX, 27-28) et un autre dit : « C’est le propre de l’âme humaine d’être tyrannique à moins qu’elle ne soit touchée par la Grâce divine. » (XII, 53). Les soufis, quant à eux, expérimentent ces différents états décrits par le Coran.
L’enseignement dans la voie soufie est-il basé sur cette connaissance de l’humain et des différents états de conscience de l’âme dans son cheminement ?
En effet, et cette connaissance n’est possible que grâce à la libération progressive de l’emprise de l’ego, an-nafs. Les soufis engagent contre la nafs ce qu’ils appellent le « grand combat » par rapport auquel le petit combat extérieur avec des armes est tout à fait négligeable. Cela se réfère à un hadîth selon lequel le Prophète Muhammad dit à des compagnons qui étaient revenus éreintés d’un combat : « Vous voici de retour du petit combat afin d’accomplir le grand combat ! ». Alors on lui demanda : « Prophète, qu’est ce donc que le grand combat que tu évoques ? » Il répondit : « Le grand combat est celui que vous livrez à vous-mêmes. »
Les soufis insistent sur le fait que la véritable réalisation intérieure passe d’abord par la « mort » à soi-même ainsi qu’avait dit le Prophète : « Mourez avant de mourir ! » ou encore : « Les hommes dorment ; lorsqu’ils meurent, ils se réveillent. » La « mort » de l’ego est essentielle et, à travers cette mort, l’humain est amené à percevoir tout ce qu’en réalité il ne pourrait connaître qu’après la mort corporelle. Lorsque notre nafs « meurt » ici et maintenant, l’âme purifiée gravit tous les différents degrés de l’Au-delà sans pour autant avoir quitté le corps…
Est-ce là une façon de goûter au Paradis de manière anticipée ?
Ce n’est pas le but car les soufis considèrent que les différents degrés du Paradis sont eux-mêmes des obstacles à dépasser. Tout ce qui est de l’ordre d’un véritable vécu spirituel doit être expérimenté sans que l’on s’y attache. D’une certaine façon, pour les soufis, le Paradis est l’enfer du sage, le seul but étant la connaissance de l’Unique, de Dieu. Le Paradis ou l’Enfer ne sont que des éléments créés et donc, en tant que tels, ils n’ont qu’une importance relative…
Comment peut-on envisager un « au-delà » du Paradis ?
Par la recherche permanente de l’essence de l’être véritable… A ce degré là, il paraît impossible d’y accéder sans être guidé car seul un maître pourra obliger le disciple à « sortir » des états de félicité dans lesquels il pourrait se complaire indéfiniment et l’obliger à aller au-delà en montrant qu’en fin de compte ces états-là sont négligeables. Dans le film d’Arnaud Desjardins sur les soufis d’Afghanistan, on peut voir les disciples faire la ‘imara, c’est-à-dire la traduction corporelle d’un état spirituel qui est à la fois une joie immense, une extase, un amour, une connaissance. Il s’agit là d’une perception ineffable, dans laquelle chacun est amené à « voyager » toujours plus loin, d’une manière toujours plus intérieure, plus subtile. Ce voyage intérieur s’effectue sous la direction du guide spirituel qui permet au disciple de se délester de toutes les idoles et notamment de l’idole du bonheur vécu ici-bas qui reste très éloigné de la pure contemplation divine.
Un hadîth affirme qu’il y a 70 000 voiles d’ombre et de lumière qui séparent le serviteur de Dieu. S’il s’avère assez facile de dépasser les voiles d’ombre qui génère des états plutôt désagréables, il est beaucoup plus difficile de ne pas s’attacher aux voiles de lumière qui permettent d’éprouver une forme de félicité. La présence du maître est à cet égard fondamentale.
Propos initialement recueillis en 1986 par Robert Faure et Daniel Bessaignet et complétés en 2013 par la rédaction de www.soufisme.org