La tension des fidèles musulmans vers l’Un s’exprime par leur himma, ou « aspiration concentrative », vers le Centre. L’un des secrets du pèlerinage, selon Ghazâlî (1058-1111), réside, dans ces instants de communion des pensées et des invocations qui sont adressées à Dieu lors de la « station » à ‘Arafa. La himma y est telle qu’elle provoque, dit-on, la précipitation de la pluie de la Miséricorde. De fait, dans ce climat désertique, le temps est souvent couvert, voire pluvieux, le jour de ‘Arafa.
Le pèlerinage, résorption dans l’Unicité divine
« Les pèlerins, disait le Prophète, sont les hôtes de Dieu ». Ils viennent en réponse à l’Appel divin. C’est le sens de la talbiya : « Me voici à Toi, ô mon Dieu, me voici à Toi ! Tu n’as pas d’associé. La louange, le bienfait ainsi que la royauté T’appartiennent. Tu n’as pas d’associé. » Cette formule doit être prononcée à voix haute pour briser l’oubli et l’éloignement qui sont la condition habituelle de l’être humain. En effet, selon une tradition, les hommes auraient été appelés « an-nâs » parce qu’ils ont oublié (nisyân) l’alliance qu’ils ont conclue avec Dieu.
Comme l’induit la formule de la talbiya, le « moi » du pèlerin est convoqué d’étape en étape par le « Toi » divin. De même que la victime sacrificielle est menée avec douceur par le pèlerin pour être immolée, le « moi » du pèlerin est lui aussi immolé au nom du tawhid, l’Unicité divine. L’être délivré s’échappe alors de la dépouille du moi, comme Ismaïl se relevant par la rançon du bélier.
Ainsi, le pèlerinage est mort et résurrection. Dans la chari’a même, il est demandé au fidèle, avant qu’il ne parte à La Mecque, de régler ses dettes et de réparer ses torts : allant vers la mort initiatique, le pèlerin ne reviendra plus jamais à son état initial. Enveloppés dans leurs vêtements d’ihrâm qui évoquent des linceuls, les pèlerins se voient tels qu’ils seront au Jour du jugement, sortis de leur tombe pour comparaître devant Dieu. De fait, lorsqu’ils meurent de leur mort physiologique, les musulmans se font souvent ensevelir enroulés dans l’habit d’ihrâm qu’ils ont revêtu à La Mecque.
Le pèlerin se résorbe donc dans l’Unicité divine. « Toute chose revient à Dieu », avertit le Coran (III, 109). L’annihilation de l’ego humain se matérialise bien évidemment dans le tawâf, car les circumambulations du pèlerin autour de la Ka’ba sont celles du néant existentiel (al-‘adam) de l’homme autour de la seule Réalité véritable : l’Etre de Dieu. Mais cette extinction en Dieu prend toute sa signification à ‘Arafa, immense plaine désertique d’où la vue s’échappe sur d’austères montagnes. Dans ce no-man’s land, au sens littéral de l’expression, on ne se trouve plus dans un environnement familier, mais sur quelque planète lointaine. C’est l’impression que l’on ressent en visitant l’endroit en dehors de l’époque du hajj. Lorsqu’on voit ‘Arafa durant le pèlerinage, la densité de la foule rend le site méconnaissable.
Le Prophète Muhammad a résumé la précellence de ‘Arafa ainsi : « Le pèlerinage, c’est ‘Arafa ». La « station » (wuqûf) à ‘Arafa, pendant au moins quelques instants, le 9 du mois de Dhû l-hijja, est le seul élément rituel indispensable pour que le pèlerinage soit validé. « Certains péchés, assure encore le Prophète, ne sont pardonnés qu’à ‘Arafa ». La plaine de ‘Arafa est en fait un lieu métaphysique, et donc un non-lieu physique ; pour cette raison sans doute, elle ne fait pas partie, et contre toute attente, du territoire sacré (haram). A ‘Arafa, la Théophanie divine n’est liée à aucune forme particulière, alors qu’à La Mecque elle a pour siège le Temple saint, la « Maison de Dieu ». A ‘Arafa, il n’y a pas le moindre support, arbre, mémorial, construction ou autre ; il y a juste ce face-à-face dépouillé et grandiose du croyant avec l’Absolu. ‘Arafa préfigure le Jour de la Résurrection plus que toute autre phase du pèlerinage ; l’invocation suivante, que l’on récite lors de la « station », y fait directement allusion : « Mon Dieu, adombre-nous sous ton Trône, le jour où il n’y aura d’autre ombre que Ton ombre ! » La station à ‘Arafa est celle de la connaissance (al-ma’rifa) terme de la même racine que ‘Arafa. Ici plus qu’ailleurs, la ma’rifa vise la connaissance de l’Un (al-Ahad).
Le pèlerinage intérieur
Ce pèlerinage vers le centre du monde est simultanément un voyage vers le centre de son propre être. N’est-il pas dit dans le Coran : « Nous sommes plus proche de l’homme que sa propre veine jugulaire » (L, 16) ? Tout en pratiquant avec ferveur les rites du pèlerinage, les musulmans doivent prendre la Ka’ba pour ce qu’elle est : un simple support d’adoration. On connaît la propension de l’islam au dépouillement. Traquant toute trace d’idolâtrie, le calife Omar, deuxième successeur de Muhammad, avait déjà affirmé qu’il n’embrasserait pas la Pierre noire s’il n’avait vu le Prophète le faire. Voici Râbia al-‘Adawiya, sainte de l’Irak du IXe siècle et chantre de l’Amour divin, qui, sur la route du pèlerinage, vit venir à elle la Ka’ba. « Ce qu’il me faut, dit-elle, c’est le Maître de la Ka’ba et non la Ka’ba ; qu’ai-je à faire d’elle ? ». De nombreux mystiques ont ainsi appelé au pèlerinage intérieur ; par suite, les docteurs de la Loi les suspectaient de rendre caduque l’obligation du pèlerinage extérieur. C’est l’un des chefs d’accusation retenus contre Hallâj (857-922). N’avait-il pas écrit ces vers : « Les gens ont un pèlerinage, et moi j’ai mon pèlerinage vers ma maison. Ils sacrifient des animaux, moi je sacrifie mon âme et mon sang. Il est des hommes qui processionnent, mais non avec leur corps. Ils processionnent autour de Dieu qui les a dispensés d’aller au sanctuaire ». Rûmî (1207-1273), fondateur de la confrérie des Mewlewîs, les célèbres derviches tourneurs, proclamait à son tour : « Ô vous qui partez vers le Pèlerinage, où allez-vous ? Le Bien-Aimé est ici. Venez ! Venez ! »1.
A propos du pèlerinage intérieur, Ibn ‘Arabî (1165-1240) commente une parole fameuse attribuée tantôt à Muhammad, tantôt à ‘Alî : « Qui se connaît soi-même connaît son Seigneur ». « En te mettant en quête de la Maison de Dieu, tu te mets en quête de toi-même ; lorsque tu parviens auprès de toi-même, tu sais qui tu es ; lorsque tu sais qui tu es, tu connais ton Seigneur ; et tu sais si tu es Lui ou si tu n’es pas Lui : c’est alors que tu obtiens la science véritable ».
De nos jours, et en raison du flux toujours croissant des pèlerins, le hajj est véritablement une épreuve. On entend souvent dire que la ‘umra, le petit pèlerinage que l’on peut accomplir hors des grands mouvements de foule, est, en comparaison, du « miel ». Au demeurant, le caractère éprouvant du hajj lui est consubstantiel, puisque celui-ci n’a d’autre but que la purification et la mort initiatique de l’ego humain : « Mourez avant de mourir ! », avait dit le Prophète Muhammad. En fait, l’épreuve que constitue le hajj est à la mesure de la position cyclique finale dans laquelle nous nous trouvons : pour l’islam, dernière religion révélée pour cette humanité, l’homme connaît actuellement un éloignement maximal par rapport à l’état paradisiaque. La talbiya formulée par le pèlerin vise précisément à renouveler le pacte primordial (mîthâq) scellé entre Dieu et les hommes.
Par Eric Geoffroy
Publié avec l’aimable autorisation de la revue Parfaire l’homme
1 Les affirmations de Râbi’a, d’Hallâj et de Rûmî visent à une prise conscience du sens profond du pèlerinage et non à remettre en question la validité et la légitimité de ce rituel qui est le 5e pilier de la religion musulmane.